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Retour d'expériences du projet DiPLab. Que savons-nous des Fouleurs ?

Intervention de Paola TUBARO

Ces « travailleurs et travailleuses du clic », qui sont plus de 260 000 en France et des millions à travers le monde, constituent un nouveau prolétariat, faisant le travail des robots et éduquant les logiciels d’intelligence artificielle (IA) pour quelques centimes par clic. En France, ces invisibles « néo-précaires du digital » sont majoritairement des femmes (56,1%), souvent sans réel contrat, et surtout sans stabilité d’emploi.

 

A l’heure des réflexions sur une IA éthique, l’étude du projet DiPlab pose clairement la question de la régulation et de la protection sociale généralement inexistante de cette nouvelle forme de travail : un défi pour les syndicats et les législateurs.

 

Qu’entend-on par microtravail ?

 

Ce sont des tâches courtes, répétitives et assez rébarbatives, effectuées pour la plupart devant un ordinateur : identifier des objets sur une image, étiqueter des contenus, enregistrer sa voix en lisant de courtes phrases, traduire de petits bouts de texte… De façon plus marginale, photographier des étiquettes de prix avec son Smartphone ou l’emplacement de produits dans un supermarché, effectuer de petites tâches proposées via une application (comme, depuis tout récemment, recharger à son domicile des trottinettes électriques, NDLR), relèvent aussi du microtravail.

 

Ces activités faiblement rémunérées, de quelques centimes à quelques euros la tâche, ne supposent pas de qualifications particulières. Elles sont proposées par des plateformes spécialisées dans le microtravail, qui font office d’intermédiaires entre les microtravailleurs et les entreprises pour lesquelles ces opérations sont exécutées.

 

De quand date le phénomène du microtravail ?

 

Le phénomène a commencé aux États-Unis au milieu des années 2000 avec le lancement par Amazon de Mechanical Turk, première plateforme de microtravail. Mais il n’a réellement débuté en France que dans les années 2010.

 

Depuis, le microtravail a pris de l’ampleur : nous avons dénombré 23 plateformes de microtravail dans l’Hexagone, dont 14 sont de nationalité française, à l’image de la plus grosse d’entre elles, Foule Factory, aussi connue sous le nom de Wirk, au sujet de laquelle nous avons interrogé près de 1 000 microtravailleurs dans le cadre de notre étude.

 

Mechanical Turk, la plateforme de microtravail d’Amazon, est une allusion au Turc mécanique, une supercherie du XVIIIe siècle : un automate censé jouer aux échecs, mais qui en réalité dissimule un humain.

 

Sous quel statut ces « travailleurs du clic », comme on les appelle aussi, travaillent-ils ? Et quels sont leurs revenus ?

 

On ne peut pas parler de statut, puisque les microtravailleurs ne signent pas de contrat de travail et ne sont pas non plus entrepreneurs indépendants. Leur activité est régie par des formes de contrats diverses, qui vont du simple « accord de participation » à l’adhésion aux conditions générales d’utilisation. Ils ne bénéficient d’aucune protection, ne cotisent pas à la retraite ou au chômage… Et n’ont actuellement aucun moyen de faire valoir cette expérience dans le cadre d’un parcours professionnel.

 

Le microtravail a la particularité d’être, de façon générale, invisible, effectué à la maison, ce qui rend très difficile sa valorisation, mais aussi toute forme d’organisation collective. Les risques inhérents à cette activité existent pourtant, notamment les risques psycho-sociaux, même s’ils sont difficiles à évaluer.

 

Nous parlions de perte de sens, mais cela peut aller plus loin : certains microtravailleurs ont pu se retrouver en situation de modérer des contenus violents pour les réseaux sociaux – par exemple, des vidéos de nature terroriste –, ou de discriminer des photos à caractère pornographique ou non…

 

Selon vous, quel est l’avenir du microtravail en France ?

 

Nous pensons qu’il ne s’agit pas d’un phénomène temporaire, car les besoins du secteur du numérique et de l’intelligence artificielle ne cessent de croître et d’évoluer.

 

Il y a quelques années, on demandait aux robots de pouvoir distinguer un chien d’un chat… Aujourd’hui, ils font ça très bien, mais d’autres demandes beaucoup plus complexes sont apparues. Pour les voitures autonomes, qui occupent beaucoup les plateformes de microtravail depuis deux ans, les clients veulent désormais des images annotées au pixel près… Le mythe selon lequel l’automatisation allait supprimer les emplois peu qualifiés se révèle faux : derrière l’intelligence artificielle, il faut certes des ingénieurs et des informaticiens, mais il faut également une armée de microtravailleurs qui n’est pas près de disparaître.

 

C’est pour cette raison que la société doit aujourd’hui s’en préoccuper. Elle doit se demander quelle place sociale elle veut réserver au microtravail et comment mieux l’encadrer. Les syndicats, et notamment Force ouvrière qui est partenaire de cette étude, commencent à s’emparer de la question. La présence de France Stratégie (organisme public d’études et de prospective, placé sous l’autorité du Premier ministre, NDLR) parmi nos financeurs montre que les services de l’État prennent aussi conscience du phénomène.

Ces activités faiblement rémunérées, de quelques centimes à quelques euros la tâche, ne supposent pas de qualifications particulières. Elles sont proposées par des plateformes spécialisées

Nous avons dénombré 23 plateformes de microtravail dans l’Hexagone, dont 14 sont de nationalité française, à l’image de la plus grosse d’entre elles, Foule Factory

L'activité des micro-travailleurs est régie par des formes de contrats diverses, qui vont du simple « accord de participation » à l’adhésion aux conditions générales d’utilisation

Nous pensons qu’il ne s’agit pas d’un phénomène temporaire, car les besoins du secteur du numérique et de l’intelligence artificielle ne cessent de croître et d’évoluer

Paola TUBARO

 

Directrice de recherche au CNRS. Économiste de formation et sociologue, elle travaille au sein du Laboratoire de recherche en informatique, sur le campus de Paris-Saclay. Elle enseigne la sociologie des réseaux sociaux à l'ENS/EHESS, et la science des réseaux sociaux et économiques à l'ENSAE.