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Droit social et économie de plateformes : retour vers le futur ?

Par Claude DIDRY

Si la situation des travailleurs des plateformes est aujourd’hui très discutée, y compris devant les tribunaux, leur situation n’est peut-être pas si nouvelle. Le statut d’auto-entrepreneur est, dans les textes, un statut récent. En gestation depuis 1995, il est créé officiellement en 2008 et transformé en statut de micro-entrepreneur en 2015. Ils sont environ 1 million en France à travailler sous ce statut, constituant encore un phénomène limité. Le salariat ne fut pas la norme de la relation de travail depuis l’avènement du capitalisme. Au contraire, lui aussi est une affaire relativement récente (1910). Le statut des travailleurs des plateformes rappelle alors la situation du capitalisme « présalarial ». Le développement des plateformes accompagne en un sens un « retour vers le futur » pouvant se rapprocher du « monde d’avant le droit du travail ».

 

Les coursiers de plateformes, des travailleurs héritiers de la Révolution ?

 

Que nous apprend aujourd’hui l’exemple des coursiers de Take It Easy (plateforme de livraisons de repas, liquidée à ce jour) ? Principalement, l’obligation pour eux de se déclarer en autoentrepreneur et de s’assurer socialement. Cela les conduit donc à conclure un « contrat de prestations de services » ou « contrat d’entreprise » avec la plateforme. Ce contrat de prestations de services est un « louage d’ouvrage ». Soit une convention conclue à titre onéreux entre deux parties, entraînant une rémunération à l’acte, plutôt qu’au temps et qui peut être rompu à tout moment. Or, le « louage d’ouvrage » est un héritage de la Révolution. En cela, les plateformes sont les héritières du système de « marchandage ».

 

Un éternel retour du salariat ?

 

En 1906, une proposition de loi présentée à l’Assemblée Nationale, prévoit ainsi dans son article 1er que : « Le contrat de travail est le contrat par lequel une personne s’engage à travailler pour une autre qui s’oblige à lui payer un salaire calculé, soit à raison de la durée de son travail, soit à proportion de la quantité ou de la qualité de l’ouvrage accompli, soit d’après toute autre base arrêtée entre l’employeur et l’employé. Ne sont pas soumis aux dispositions du présent titre les contrats passés par les personnes qui offrent leur travail non à un ou plusieurs employeurs déterminés, mais au public. »

 

Elle ne sera finalement pas retenue. Mais elle permet de distinguer le « contrat d’entreprise » par lequel une personne offre ses services au public de la relation contractuelle entre un employeur et un salarié. C’est un argument cardinal des plateformes qui se définissent comme un outil neutre de mise en relation de clients avec des prestataires de services pour ainsi justifier de contrats de prestations de services ou d’entreprise. Et non un statut de salarié.

 

Depuis le début du XXè siècle, un des enjeux est de qualifier la situation des travailleurs à domicile ou isolés. Comme les couturières à domicile. Les rattacher à un lieu et à un employeur permet ainsi de leur ouvrir droit à des protections juridiques et sociales. C’est un des enjeux du statut des coursiers des plateformes de livraison de repas ou des chauffeurs Uber. Car le salariat continue d’être la norme en matière de relation de travail. Et le statut des travailleurs des plateformes n’est pas tranché par la jurisprudence de façon homogène devant les tribunaux.

 

Au-delà du chômage, le triomphe du salariat ?

 

La population française travaille plus, en proportion de la population totale, en 2015 qu’en 1985. Malgré les idées reçues, le salariat s’est développé et se développe encore aujourd’hui. Mieux, le nombre de non-salariés diminue parallèlement. L’ancrage dans un emploi en CDI n’a donc pas disparu. Qu’en est-il dans le numérique ? Selon l’INSEE, le secteur du numérique (intégrant la programmation, la formation et l’entertainment) compte 1 million de salariés en France. Parmi eux, 12% sont indépendants et 89% sont salariés en CDI (contre 87% dans la population active occupée).

 

Le statut à géométrie variable des travailleurs des plateformes devant la justice ?

 

La définition jurisprudentielle des contrats et des statuts des travailleurs des plateformes est variable, selon les juridictions ou d’un pays à l’autre.

 

Dans le cas des chauffeurs Uber, la Cour de Justice de l’Union Européenne, en décembre 2017, a considéré que l’entreprise relevait du secteur du transport. Et non pas des directives sur le commerce électronique et la libre prestation des services dans le marché intérieur. Aux Etats-Unis, les chauffeurs Uber de San Franciso ont été reconnus comme employees en 2015 (Class Action O’Connor Distric Court of Northern California et Berwick Superior Court of California). L’Employment contract peut être rompu très facilement mais reste très important pour accéder à une assurance chômage. En Grande-Bretagne, les chauffeurs ont été requalifiés en workers (législation Employment Regulation Act de 1996).

 

En France, un chauffeur de LeCab est considéré comme salarié par la cour d’appel de Paris, par un arrêt du 14 décembre 2017. Toutefois, la même année elle a considéré 9 coursiers de Take Eat Easy, pour lesquels le conseil des prudhommes de Paris se déclare incompétent comme des prestataires de services. En France, le législateur fait pencher la balance vers l’auto-entrepreneuriat en ouvrant aux chauffeurs la liberté de se connecter à plusieurs applications (loi Grandguillaume) et en prévoyant des dispositions en matière d’accidents du travail sans reconnaissance de la situation de salariés (loi El Khomri).

Le « louage d’ouvrage » est un héritage de la Révolution. En cela, les plateformes sont les héritières du système de « marchandage »

Le salariat continue d’être la norme en matière de relation de travail. Et le statut des travailleurs des plateformes n’est pas tranché par la jurisprudence de façon homogène devant les tribunaux.

Malgré les idées reçues, le salariat s’est développé et se développe encore aujourd’hui. Mieux, le nombre de non-salariés diminue parallèlement

En France, le législateur fait pencher la balance vers l’auto-entrepreneuriat en ouvrant aux chauffeurs la liberté de se connecter à plusieurs applications

Claude DIDRY

 

Sociologue, directeur de recherche au CNRS. Ses thèmes de recherches concernent la sociologie historique du travail, du droit du travail, des relations professionnelles et des dynamiques juridiques

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